Τρίτη 20 Αυγούστου 2013

La mansarde



La mansarde

                                                 PERSONNAGES

            SARAH MONDRAY, la mère
            LE FILS
            PIERRE, son ex-mari
            LA MAITRESSE
            JULIE, la bonne
            VICTORIA, ancienne collègue de la Mère
            CONSTANTIN, ancien collègue de la Mère
            TROIS ETUDIANTS
            UNE FAMILLE de paysans de 6 à 7 membres
            DEUX POLICIERS
            DEUX PORTEURS
            DEUX TECHNICIENS
            TROIS DOCTEURS
            UN GARDIEN

            L’action se passe dans une maison bourgeoise.
            Premier acte : rez-de-chaussée. Deuxième acte : premier étage.
            Troisième acte : mansarde. Epoque actuelle.

















                                                PREMIER ACTE

            Rez-de-chaussée. Beaucoup de livres et de fleurs.

                                                     SCENE  I

            La Mère est en train de tricoter. Du fond d’un couloir que les spectateurs ne voient pas, on entend la voix d’un garçon qui grogne et s’énerve. La Mère arrête un peu son travail.
            De la fenêtre ouverte on entend des haut-parleurs qui émettent un air militaire pendant quelques secondes. Ensuite, on entend une voix.

            La voix - Nous prévenons encore une fois les citadins que leur santé est en danger, car l’atmosphère est polluée! Respirer trop est dangereux! On vous conseille de dormir le plus possible, car celui qui dort n’a pas besoin de beaucoup d’air. On vous conseille les narcotiques qui ralentissent la respiration. Vous trouverez -
            La Mère se lève d’un bond et ferme la fenêtre. La voix continue encore quelques secondes, mais on ne l’entend plus très clairement.
            Mère - C’est énervant! Entendre des absurdités pareilles et toutes les dix minutes, jour et nuit!.. Autrefois les narcotiques étaient des choses honteuses et interdites!.. (En regardant vers la porte entrouverte du couloir) Mais, qu’est-ce que tu fais là! (Elle approche). Ah! Pourquoi te couches-tu sur le carreau? Tu vas attraper un rhume! Viens près de ta mère qui t’aime, et dis lui ce qui se passe. (Une pause) voilà, c’est moi qui ai tort. Je le vois.
            Le fils entre l’air renfrogné.
            Fils - Tu ne m’as rien fait, toi. Seulement, voilà que... les autres à l’école... ne veulent plus jouer avec moi!
            Mère - Je vais leur parler, moi; tu verras!
            Fils  (S’asseyant sur une chaise) - Non je ne veux absolument pas que tu leur parles! On dira que je suis un lâche! Je vais leur montrer qui je suis, moi! Ils apprendront à ne plus être aussi méchants!
            Mère (En lui essuyant les genoux avec une serviette) - Qu’est-ce qu’ils t’ont fait!
            Fils - Ils m’énervent, tu sais! Leurs sottises m’énervent beaucoup. Ils ne connaissent pas leur intérêt!
            Mère (Cherchant un pull) - Toi, bien sûr, tu connais leur intérêt; eux aussi de leur côté croient faussement qu’ils le connaissent bien. Et c’est pour cela que vous vous disputez. Mais si tu les conseilles sans les offenser, tu verras, on te suivra.
            Fils - C’est comme ça que je vais faire... Mais je ne peux pas. Les cons!..
            Mère - Et pourquoi ne peux-tu pas?
            Fils - C’est que ... sais pas moi. C’est que je suis comme ça! Me fâcher, ça me plaît beaucoup, tu sais!
            Mère - Si ça te plaît, tu peux te fâcher contre ta mère.
            Fils - Personne ne peut se fâcher contre toi. Avec papa c’était différent. Si ç’avait été lui, je serais resté sur le carreau jusqu’à la mort!
            Mère - Ton père t’aimait pourtant!
            Fils - Non, il ne m’aimait pas du tout; il n’aimait personne!
                                             On frappe à la porte.

                                                    SCENE II

            Fils - Maman, laisse-moi ouvrir!
            Il ouvre la porte.
            Fils (Joyeux) - C’est madame Victoria!
            Victoria (En l’embrassant) - Tu te souviens de moi, mon chéri! (Vers la Mère)  Bonjour, Sarah.
            Mère - Bonjour, Victoria. (Elles s’embrassent).
            Victoria - Dis-moi, Sarah, c’est ton fils ce grand garçon?
            Mère (Souriant) - Et le tien, où est-il? Pourquoi ne l’as-tu pas amené avec toi?
            Victoria - Ce n’était pas tellement facile, ma chère, de l’amener ici. Je l’ai confié à ma mère. (S’adressant au garçon) Tu te souviens de petit Christ? Tu jouais avec lui...
            L’enfant lance un regard hésitant et embarrassé.
            Mère - Assieds-toi, Victoria.
            On s’assoit; le garçon se rapproche de Victoria.
            Mère - Quel bon vent t’amène-t-il dans notre ville?
            Victoria - Le désir de revoir des personnes aimées, (en souriant) et quelques complications familiales.
            Mère - J’espère que ce n’est rien de grave.
            Victoria - Mais non, ma chère. Il ne s’agit que de l’affaire d’héritage dont je te parlais l’autre jour dans ma lettre.
            Mère - J’avoue que je ne comprends pas. De quelle affaire parles-tu? Qu’est-ce que tu m’as écrit et quand?
            Victoria (Embarrassée) - Mais... ce que je t’ai écrit, ma chère!
            Mère - Mais je n’ai  reçu aucune lettre de ta part depuis plusieurs mois!
            Victoria - C’est vrai? (Pensive) Peut-être qu’elles ont été égarées... Enfin. Toi, tu n’as pas changé, mais ton fils, le voilà grand! C’est lui maintenant l’homme de la maison. C’est à lui de prendre soin de toi! Dis-moi, est-il bien sage?
            Mère - Oh, c’est un garçon vraiment raisonnable!
            Victoria - Ah, heureusement! Et il grandira très vite. Ce sera un homme instruit... Je suppose que tu penses le faire instruire.
            Mère - Mais naturellement!
            Victoria (Pensive) - Oui, bien sûr... Seulement... voilà, tu n’auras peut-être les moyens.
            Mère - J’ai ma maison et ma retraite, ce qui est peu bien sûr, car je l’ai prise un peu tôt...
            Victoria - C’est vrai, c’est vrai... Mais il y a des dangers...
            Mère - Oui, dans la vie se présentent toujours différentes difficultés.
            Victoria - Mais je ne veux pas dire cela.
            Mère - Alors quoi?
            Victoria (Embarrassée) - Voilà, des difficultés - comment dire? - des difficultés sérieuses.
            Mère - Je ne comprends pas. Qu’entends-tu par là?
            Victoria – Eh bien, voilà : Aucun danger précis ne te menace?
            Mère - Mais non, pas que je sache! (S’adressant au garçon) Et maintenant embrasse madame Victoria et va étudier dans ta chambre!
            Fils - Mais je voudrais la voir un peu, maman!
            Victoria (Ouvrant son sac) - Ah, j’ai oublié! Voilà, je t’ai apporté un petit cadeau, un livre de contes.
            Fils - Je ne m’intéresse pas aux contes, moi. Je suis grand. Les contes et les images, tout ça c’est faux.
            Victoria - Oui, mais il y a des contes réels.
            Fils - Parce qu’y a-t-il des contes réels?
            Victoria - Ah, oui! Je le crois.
            Fils - Alors je l’accepte, parce que c’est vous qui me le donnez; car s’il s’agissait d’une autre. (En prenant le livre) Merci beaucoup. (En hésitant un peu) Petit Christ est un garçon qui a une oreille comme ça? (Il soulève le pavillon de son oreille. Les femmes sourient embarrassées).
            Mère - Et maintenant embrasse madame Victoria et vas étudier dans ta chambre! Tu la verras bientôt, à table.
            Fils - Ça va, maman. A tout à l’heure, madame Victoria. Je lirai attentivement votre livre.
            Victoria (En l’embrassant) - A tout à l’heure, mon chéri! (Le fils sort) Quel enfant merveilleux! Heureusement qu’il ne ressemble pas à son père!
            Mère - Je tremble pour cet enfant. C’est la seule chose qui me reste en ce monde!
            Victoria - Auprès de toi il se trouve en sécurité, ma chère.
            Mère (En s’asseyant) - J’avoue que tes paroles m’ont inquiétée. Qu’est-ce que tu entendais par danger?
            Victoria - Je ne sais pas comment te l’expliquer. Je ne sais pas exactement comment j’ai conçu l’idée que quelque chose de précis te menace.
            Mère - Pourtant il faut que tu aies eu une raison, un motif... ironiquement) si ce n’est pas la pollution de l’atmosphère...
            Victoria - Seulement les idiots croient cette histoire!..
            Mère - Alors quoi?
            Victoria - Je ne sais pas... Peut-être que tu es seule... Tu auras peut-être des dettes... des ennemis...
            Mère - Mais tout cela ne constitue pas un danger précis. Tu me caches quelque chose, Victoria!
            Victoria - Oui, c’est-à-dire... Enfin, il faut que je te le dise. Les lettres que je t’ai envoyées, ce n’est pas toi qui m’y as répondu; c’est ton ex-mari!
            Mère - Et comment se fait-il que je n’aie pas reçu tes lettres?
            Victoria - Elles ont dû tomber entre ses mains. Il a trouvé un moyen pour les détourner.
            Mère - Mais c’est illégal!
            Victoria - Aujourd’hui?
            Mère - Ah, c’est peut-être pour cela que tous ces derniers mois je ne reçois plus de lettres!... Mais qu’est-ce qu’il compte en faire?
            Victoria - On ne sait pas encore. En tout cas, c’est lui qui m’a écrit que tu étais en danger, dans une situation critique, qu’il ne pouvait pas me préciser, par correspondance, et que tu avais besoin d une personne pour te défendre et te protéger! Une chose pareille il ne l’aurait pas écrite, s’il n’y avait pas un fond de vérité. Il lui serait beaucoup plus profitable de te calomnier, de dire que tu étais ceci ou cela pour arriver à ses fins. Lui, au contraire, parle des dangers qui te menacent et il prétend qu’il te faut un protecteur. Mais je crains que tout cela ne cache quelque chose d’effrayant: Peut-être qu’il pense te procurer cette «protection» lui-même! Car dans sa lettre il écrivait qu’il te faudrait quelqu’un qui aurait la force et la volonté d’imposer la justice; et l’on sait bien que ce soit là un rôle qu’il aimait assumer! Toutes ces pensées et inquiétudes m’ont bouleversée et j’ai décidé de venir te voir. Et maintenant je suis vraiment heureuse de voir que mes craintes n’étaient pas fondées. Mais, dis-moi, Pierre ne t’a vraiment pas ennuyée?
            Mère - Non, du moins jusqu’à présent. Et si nous exceptons le fait qu’il gardait ma correspondance, ce que je découvre seulement aujourd’hui...
            Victoria - Etrange! Pourtant tout cela ressemble à une préparation d’artillerie... Et tu crois que ton mari renoncerait à la maison?
            Mère - Mais la maison ne lui appartenait pas!
            Victoria - Je sais, je sais... mais je soupçonne... Tu connais Pierre... D’ailleurs il parlait dans ses lettres d’une autre question, peut-être plus grave que ça, à propos de l’éducation de votre enfant. Il prétendait que tu ne penses pas le faire instruire!
            Mère (Tranquillement) - Un pur mensonge...
            Victoria - Mais bien sûr, bien sûr, ma chère... Pourtant je te dis que ton mari ne reculera pas si facilement au sujet de l’éducation de votre enfant. Et s’il repend partout que tu n’as pas l’intention de le faire instruire, c’est qu’il a quelque chose en tête.
            Mère - Mais je crois qu’il n’a plus à donner son avis.
            Victoria - Son avis? Oh, mon Dieu! Des hommes comme ça!... Je le connais bien Pierre. Quand il était petit, il entendait toujours imposer sa volonté aux autres. Il s’en prenait aux plus petits des enfants, à ceux qui étaient plus faibles que lui, et il les obligeait à faire des choses honteuses et cruelles, «dans leur intérêt», comme il disait, et il les soumettait à des humiliations de toutes sortes! Et quand il a échoué aux examens à la Faculté des Beaux-arts, les choses tournèrent au pire.
            Mère - Pourtant tout ça me fait penser que dans d’autres conditions il pouvait faire quelque chose. Il se peut qu’à une époque de sa vie il ait été sensible... Si on ne l’avait pas humilié dans ses ambitions artistiques...
            Victoria - C’est bien possible; mais que signifie-t-il cela? Quand tu l’as épousé, c’était trop tard. Et je ne comprends pas comment votre mariage a pu durer si longtemps.
            Mère - J’espérais toujours. D’ailleurs il me menaçait. Mais dès que j’ai eu pris conscience de l’influence néfaste qu’il aurait sur le caractère de mon enfant, j’ai pris la décision qu’il fallait au moment où il m’a procuré les motifs nécessaires.
            Victoria - Mais tu lui as enlevé sa proie. Tu crois qu’il restera tranquille?
            Mère - Il ne peut pas faire autrement. La loi est de mon côté.
            Victoria - Oui, bien sûr, la loi... Mais de quelle loi parles-tu?... Surtout quand on a des moyens politiques...
            Mère - Mais à quoi bon? Sa maîtresse ne voudrait certainement pas de l’enfant d’une autre.
            Victoria - C’est vrai, c’est vrai... On dit que c’est une femme abominable!
            Mère (Se levant) - Et moi qui oublie de t’offrir quelque chose...
            Victoria - Ne te dérange pas!
            Mère - Mais si. Qu est-ce que tu bois?
            Victoria - Oh! Quelque chose de léger.
            Mère - Un jus de fruits?
            Victoria - Oui, merci.
                        La Mère s’approche du bar. Victoria se lève aussi et examine les fleurs. La Mère ouvre un peu la fenêtre.
            Mère - Je dois ouvrir un peu la fenêtre, parce que les fleurs, tu sais...
            Victoria - À ce que je vois, tu as toujours la passion des fleurs.
            Mère (Revient tenant un plateau dans la main) - C’est vrai. M’occuper de fleurs remplit quelque peu ma solitude. (Elle pose le plateau sur une commode). Certes, les fleurs exigent beaucoup plus d’espace. Elles ont besoin de respirer.
            Victoria - Je me souviens, ma chère qu’une fois en excursion, un bloc de terre est tombé sur le chemin. Et voilà que juste au cœur de bloc il y avait un petit coquillage, qui se distinguait à peine. Toi, tu l’as pris dans ta main et tu nous as dit qu’il était vivant! Et il l’était. Une chose comme ça, enterrée juste au milieu de cet amas de terre et pourtant vivant! C’est alors qu’avec les collègues du bureau nous t’avons acheté le microscope... Il faut que tu admettes, ma chère, que tu avais des goûts étranges! (Prenant un verre sur le plateau)  Mais à propos, où est votre bonne? Vous aviez bien une bonne, n’est-ce pas?
            Mère - Je l’ai renvoyée. Mon mari la payait pour m’espionner. Elle l’avouait elle-même. «Et si votre mari me paie pour ça, m’a-t-elle dit, je ne vois pas pourquoi je m’occuperais de la maison.»
            Victoria - Ah, comme tu as dû souffrir, ma chère! Et quand je pense que nous autres nous ignorions tout ça! Heureusement que cela a pris fin!
            Mère - Oui, maintenant je respire un peu.
            On entend par la fenêtre l’air militaire; puis la voix :»Nous prévenons encore une fois les citadins, que leur santé est en danger»!
            La Mère ferme la fenêtre
            Mère - On n’ose même plus ouvrir la fenêtre!
            Victoria - C’est vrai, cette histoire est ennuyée!
            Mère - Les haut-parleurs, la presse, la radio et la télé!..
            Victoria - Sans épargner les petites villes et les villages!
            Mère - Il ne faut pas trop respirer, car l’atmosphère est polluée!
            Victoria - On nous conseille les narcotiques qui ralentissent la respiration!
            Mère - La vie devient de plus en plus absurde!
            Victoria - Nos «protecteurs» prennent soin de ça. Mais laissons ce sujet qui ne nous concerne pas! Tu sais qui j’ai vu? Mais pourquoi dire «tu sais», puisqu’il est à côté de chez-vous? J’ai donc vu Constantin, voilà. Il dit qu’il vend des disques et des magnétophones, tout ça. Il est encore célibataire ton grand admirateur?
            Mère - Mon admirateur!
            Victoria - J’ai oublié te dire que le microscope c’était une idée à lui...



SCENE III



            Entrée du fils brandissant une petite plaquette de verre.

            Fils - Maman, maman! J’ai découvert un nouveau microbe! (En montrant la plaquette) Il vit ici dedans avec d’autres microbes. C’est un tout petit animal rouge qui a cinq oreilles poilues et trois pieds! Je l’ai donc baptisé «l’animal vert»!
            Victoria - Mais tu n’as pas dit qu’il  était rouge?
            Fils - Oui, qu’il était rouge, mais il préférerait être vert, et il ne le peut pas!
            Victoria rit de tout son cœur.
            Mère (Sérieusement) - Mais toi tu  peux faire de toi ce que tu veux, n’est-ce pas?
            Fils - Oui, maman. Moi, oui. Mais pas lui.
           
                                                    SCENE IV

            On frappe à la porte. Le fils ouvre. Apparaît Pierre.
            Fils - Maman, c’est papa!
                        Quelques moments d’embarras général.
            Pierre (Tendant la main) - Bonjour, Victoria.
            Victoria (Sèchement, sans accepter sa main) -Bonjour.
            Pierre lance des regards furtifs du côté de la Mère n’osant pas saluer.
            Pierre  (À Victoria) - Tu es peut-être étonnée de me voir ici. Mais il n’y a pas longtemps, tu vois, que l’on vivait ensemble, ma femme et moi. C’est donc normal qu’en deux ou trois mois nous  n’ayons pas su régler définitivement toutes les questions nous concernant.
            Victoria - Je le suppose.
            Pierre - Ainsi, malgré le déplaisir que ma présence procure à ma femme, je suis obligé de la voir, et en particulier.
            Victoria - Ce qui signifie que tu me chasses!
            Pierre - Moi, te chasser! Comment peux-tu dire cela? Je ne suis plus le maître de cette maison. Je suis seulement un peu pressé. Mais quel bon vent t’amène-t-il ici?
            Victoria (Agressivement) - Tes lettres, naturellement!
            Pierre - Mes lettres! Mais je ne t’ai pas rendu service?
            Victoria - J’attendais ce service de mon amie!
            Pierre - Que signifie cela?
            Victoria - Cela signifie que tu gardais mes lettres!
            Pierre - Je vois que vous avez eu le temps de parler vous deux... J’étais donc obligé de le faire pour mieux t’expliquer comment la situation a évolué ces derniers mois.
            Victoria - Si tu jugeais cela nécessaire, tu pouvais m’écrire, toi aussi. Mais tu n’avais pas le droit de garder mes lettres!
            Pierre - Mais elle n’a jamais eu conscience des dangers qui la menaçaient. Elle aurait peut-être contesté mes paroles!
            Victoria - Rien à faire! J’aurais reçu ses lettres, j aurais vu ton point de vue, j’aurais jugé.
            Pierre - Juger! De quel droit? Ici il n’est pas question de jugement mais de danger!

                                                     SCENE V

            La Mère prend le garçon par la main et l’amène dans sa chambre.
            Pierre (Hypocritement) - Laissez l’enfant ici! Nous n’avons rien à lui cacher! Il faut qu’il connaisse la situation!
            La Mère l’ignore.
            Pierre (Brusquement calmé, à Victoria) -J’espère que tu as eu l’occasion de constater de près ce que je t’ai écrit.
            Victoria - J’ai eu l’occasion de constater le contraire de ce que tu m’as écrit. Je me demande seulement quels sont tes projets.
            Pierre (En colère) - Mes projets! Que signifie cela? Je n’ai aucun projet! Sarah et mon fils sont en danger! C’est tout!
            Victoria - S’ils sont en danger, c’est à cause d’hommes de ton espèce!
            Pierre - Prenez garde, madame! Votre mari est encore employé  et vous,  vous touchez une pension!..
            Victoria - C’est écœurant, mon Dieu, c’est écœurant! J’ai envie de vomir!
            Elle ouvre la porte de la sortie et part; à ce moment-là la Mère rentre.

                                                  SCENE VI

            Pierre (Embarrassé, confus) - Nous... nous nous sommes disputés, et... elle se fâche très vite, tu sais... J’avoue que je ne voulais pas cela, parole d’honneur! Mais elle m’a insulté délibérément.
            Mère - Et maintenant que veux-tu obtenir encore?
            Pierre - Obtenir!.. Mais, voyons; il faut attendre un peu que nous nous calmions; le sujet qui m’inquiète est trop grave!
            Mère - Eh bien, attendons jusqu’à ce que tu te calmes!
            Pierre - Toi, bien sûr, tu as toujours été bien calme. Mais moi je suis un homme! J’avais des responsabilités, moi, j’avais des nerfs, et parfois ma tête tournait... Cela tu n’as jamais su me le pardonner... (Une pause) Mais prenons les choses dès le début! Tu sais certainement que moi, du moins consciemment, je n’ai jamais voulu te vexer. Mais la différence de nos caractères mous empêchait de nous entendre. Et cela a duré une vie entière, jusqu’à ce qu’on ait pris la décision qu’il aurait fallu prendre plusieurs années avant. Mais ne gardons dans notre cœur ni haine ni rancune, puisqu’il n’était pas en notre pouvoir de nous accorder! Quant à moi, au fond, malgré ma conduite, j’avoue que j’ai nourri et que je nourris encore les meilleurs sentiments pour toi, pour l’indépendance de ton esprit, ton sentiment de la justice, ton bon sens. Or, je suppose que l’on pourrait s’entendre bien amicalement sur la question qui me préoccupe. Et il me faut la préciser tout de suite: Je suis inquiet à propos de l éducation de notre fils. Certes le tribunal, jugeant sévèrement ma conduite, a décidé de te confier le soin d’élever notre enfant, et c’était un juste verdict. Mais j’ai pensé après, qu’en tant que père, je suis responsable, et qu’il me faut participer un peu plus activement à l’éducation de notre enfant qui a sans aucun doute hérité d’une partie de mon  caractère, ce qui me permet de savoir mieux que tout autre ce qu’il faut supprimer en lui et ce qu’il faut cultiver. Je propose donc de mettre notre enfant dans une école militaire qui forme les enfants pour l’armée et par là pour le gouvernement de la patrie. J’espère que tu n’as pas d’objections.
            Mère - Comment oses-tu espérer cela, quand tu me sépares de mon fils!
            Pierre - Cette séparation me pèse aussi! Mais les enfants ne vivent pas à perpétuité auprès de leurs parents.
            Mère - C’est qu’il n’est pas encore temps pour lui d’être éloigné de ses parents.
            Pierre - Tandis qu’il était déjà temps qu’il soit éloigné de moi!
            Mère - Toi, tu l’as voulu cela!
            Pierre - Eh, oui, c’est moi qui l’ai voulu! Moi, j’ai toujours été le fautif... J’ai toujours tort, moi!
            Mère - Et comme l’enfant n’est plus près de toi, tu veux également l’éloigner de moi!
            Pierre - Je ne suis pas aussi misérable que tu veux le dire! Je prends simplement soin de l’avenir de mon enfant! Et si l’intérêt de mon enfant vient à l’encontre de ton intérêt.
            Mère - Il ne s’agit pas d’intérêt, mais de principes humains!
            Pierre - Principes humains! Voilà une belle et profonde philosophie!.. (En regardant les murs) Tiens! Mes tableaux ont disparu!
            Mère - Je les ai emballés. Tu peux les emporter quand tu voudras.
            Pierre - Tu es pressée, je vois, de supprimer toute trace de ma présence!
            Mère - La maison m’appartient et je peux la décorer comme il me plaît!
            Pierre - Avec des fleurs hypocrites!
            Mère - Aussi avec des fleurs hypocrites!
            Pierre - Tandis que moi, il faut me faire disparaître, m’annuler, m’anéantir, me supprimer! Et pourtant notre enfant m’appartient à moi aussi! Moi aussi j’ai quelques droits naturels sur lui! Et il est normal que mon enfant ait hérité de beaucoup de mes traits de caractère que moi seul sais développer. Il faut absolument que les tableaux reviennent à leur place, afin que l’enfant puisse regarder mon monde intérieur et en tirer des leçons!
            Mère - Je n’ai fait qu’enlever quelques tableaux qui t’appartiennent et qui ne me plaisaient pas!
            Pierre - Tu veux avoir notre enfant sous ta domination, pour pouvoir lui inspirer de la haine envers son père!
            Mère - Je t’en prie! Ne recommençons pas!
            Pierre - Je ne  suis pas venu pour me disputer. Je suis venu pour l’avenir de mon enfant!
            Mère - L’avenir de ton enfant repose dans de bonnes  mains, et tu le sais.
            Pierre - Moi, je sais ce que je veux... en tant que père qui souffre...
            Mère - Ce que tu veux, toi, ne m’intéresse plus!
            Pierre - Attention, Sarah! La liberté absolue dans laquelle tu te proposes de vivre et d’éduquer notre enfant, n’est que licence!
            Mère - Ainsi on m’accuse de licence! Et qui? Toi!
            Pierre - Le chemin que tu suis t’amène à l’abîme. Tu n’es pas à même, toi, de distinguer les dangers!
            Mère - Et qui donc peut le faire?
            Pierre - Moi!
            Mère - Toi! Mon pauvre ami, tu deviens comique!
            Pierre - Ainsi donc tu refuses ma protection!
            Mère - Ta protection!
            Pierre - Oui, ma protection!
            Mère - Voilà une absurdité de plus! Que signifie tout ça?
            Pierre - Ça signifie qu’en tant que père, j’ai le droit et même l’obligation de protéger, sinon toi, du moins mon fils. Je vais vous protéger bon gré mal gré!
            Mère - Et ta maîtresse? Elle aura aussi besoin d’une protection, je suppose...
            Pierre - Ecoute, Sarah! Assez de bavardages! Depuis l’époque où a été rendu ce verdict injuste, la situation a beaucoup changé, et tu devrais t’en apercevoir. Qui donc peut savoir si un verdict de cette époque libertine peut être encore valable... Je peux donc, si je veux, récupérer mon enfant et l’élever comme je veux, surtout lorsque je ne demande que de le mettre au service de la patrie. Et j’ai encore appris que tu caches son âge réel, pour que l’on ne puisse pas l’accepter dans une école patriote... Mais je ne veux pas pousser les choses jusque là! Donc, je propose un compromis. Que notre enfant reste à la maison, mais que je participe moi aussi à son éducation!
            Mère - Mais comment?
            Pierre (Hésitant et regardant toujours vers la porte d’entrée) - Voilà... C’est-à-dire... ce n’était pas exactement ma propre idée... (Il regarde vers l’entrée comme s’il attendait de là un secours). Eh! bien... j’ai pensé, moi aussi, que... Mais je ne peux pas le dire comme ça...
            Mère - Qu’est-ce que tu veux dire?
            Pierre - Non; je ne sais pas comment tu vas prendre la chose...
            Mère - Comme j’en ai déjà pris tant d’autres.
            Pierre - Mais je t’assure que c’est pour ton bien!
            Mère (En regardant toujours vers l’entrée) -Et puis après, si tu n’es pas absolument d’accord...
            Mère - D’accord sur quoi?
            Pierre - Eh! bien, voilà-

                                                  SCENE VII

            On frappe à la porte. Pierre se lève d’un bond et ouvre la porte. C’est Julie, la bonne.
            Julie (L’air renfrogné) - Bonjour, madame.
            Mère - Bonjour, Julie. Qu’est-ce qui se passe?
            Julie - Il se passe que... c’est-à‑dire que... (En regardant Pierre d’un air complice) Eh bien, voilà, je crois que madame a été trop pressée de me renvoyer.
            Mère - Mais je t’ai dédommagée, n’est-ce pas? Tu trouveras facilement du travail. Aujourd’hui les domestiques sont recherchées.
            Julie - Oui, c’est vrai. Mais moi, je préférerais travailler chez-vous... Et quand vous m’avez chassée sans pitié - heureusement que monsieur m’a conseillée-
            Pierre - Je n’en sais rien, moi! Je n’ai rien fait!
            Julie - Non, monsieur n’a rien fait. Il m’a laissé seule à faire tous ces papiers, et je suis illettrée moi! Et j’ai payé un avocat aussi!..
            Mère - Quels papiers?
            Julie - Ceux qui vous ordonnent de me reprendre chez-vous. Vous ne pouvez pas me jeter dans la rue sans pitié après tant d’années de service! Notre nouveau régime prend soin de nous les pauvres. Il ne pourrait jamais laisser faire une injustice comme ça. Il a interdit tout renvoi. Voilà les papiers qui vous obligent à me reprendre. Et si vous ne me reprenez pas, j’irai chez mon avocat, j’irai jusqu’au président lui-même!

                                                  SCENE VIII

                        On frappe à la porte. Pierre ouvre. C’est sa maîtresse.
            Mère - Madame, vous désirez?
            Pierre - Permets-moi de te présenter ma fiancée.
            Mère - Et qu’est-ce qu’elle cherche ici, votre fiancée?
            La maîtresse regarde Pierre avec étonnement; puis elle avance et examine l’intérieur du salon.
            La maîtresse - C’est-à-dire que Pierre ne vous l’a pas dit encore! Quel homme! Il ne sait jamais mener à bien la moindre affaire. Il me laisse toujours tirer les marrons du feu!
            Mère - Madame, pouvez-vous me préciser ce que votre fiancé devait me dire?     
            La maîtresse - La pièce quand même est presque vide! C’est pour que l’enfant puisse jouer, bien sûr. Mais je suppose que l’enfant peut jouer dans sa chambre ou dans le jardin public. Dans ce coin-là on peut placer une étagère, et ça ira très bien; tu ne trouves pas, Pierre? (Pierre hausse les épaules embarrassé). Et la chambre à coucher où est-elle? (Elle ouvre une porte). C’est la cuisine. (Elle y jette un coup d’œil). Mais quel désordre! Ma mère était comme ça. Il lui était impossible de mettre de l’ordre dans sa cuisine. Et pourtant avant tout il faut avoir de l’ordre!
            Mère - Madame, depuis quelques minutes j’admire votre talent; mais il faut que ça se termine, car je suis chez-moi!
            La maîtresse - Tu entends, Pierre? Elle est chez-elle! Et tout cela parce que tu me laisses tout faire. Enfin, madame, ce que mon fiancé devait vous dire c’est que nous nous proposons de nous installer ici, au rez-de-chaussée. Nous avons beaucoup de frais, et nous ne pouvons pas payer le loyer. Vous, vous êtes seule, n’est-ce pas? Et vous pouvez vous contenter du premier étage. Une maison aussi grande que ça-
            Mère - Madame, je vous répète-
            La maîtresse - D’ailleurs nous surveillerons l’enfant.
            Mère (Avec décision) - Madame, personne ne peut me chasser de ma maison! Partez donc immédiatement avec votre amant! Vous m’êtes détestable tous les deux!
            La maîtresse - Nous, détestables! Mais vous êtes folle! Vous ne pensez pas à votre situation? Vous oubliez que mon fiancé a beaucoup de relations?
            Mère - Je n’oublie rien, mais ça m’est égal! Partez, sinon j’appelle la police!!!
                        Tous reculent effarés.
            Julie (Sottement) - Moi, si vous me chassez, j’irai chez mon avocat...
            Mère (Furieuse) - Partez tous! Hors d’ici!!!

                                                  SCENE IX

            On frappe à la porte. Pierre ouvre. Deux policiers entrent.
            1er policier (En lisant un papier) - Pardon, messieurs dames. C’est bien ici la maison de Sarah Mondray?
            Pierre - Oui, monsieur. Que se passe-t-il?
            1er policier - Laquelle des deux dames est Sarah Mondray?
            Mère - C’est moi, monsieur. Qu’est-ce que vous désirez?
            1er policier - Votre carte d’identité, s’il vous plaît, madame.
            Mère - Oui, volontiers, monsieur. Mais qu’est-ce qui se passe?
            2me policier - Votre carte d’identité d’abord, madame!
                        La Mère cherche sa carte d’identité et la présente.
            1er policier - Oui, effectivement, vous êtes madame Sarah Mondray. Et vous avez un fils, madame. N’est-ce pas?
            Mère -...Oui.
            1er policier - Et ce garçon où est-il maintenant?
            Mère - Il lit dans sa chambre.
            2me policier - Madame, quel âge a-t-il votre fils?
            Mère -...Onze ans.
            2me policier - Pourtant on nous a informé qu’il doit en avoir douze. Pourquoi cachez-vous son âge réel?
            Mère - Mais... Vous savez, toutes les mères cachent l’âge de leurs enfants...
            2me policier - Ce qui est nuisible pour la patrie!
            Mère - Pour la patrie?
            2me policier - Vous devriez savoir, madame, que les garçons de douze ans peuvent entrer dans des écoles patriotes.
            Mère - Oui, j’ai entendu dire cela. Mais vous avez dit, vous-même, qu’ils «peuvent»; c’est donc que ce n’est pas obligatoire.
            2me policier - Ne jouons pas avec les mots, madame! Si l’on excepte votre fils, et le fils de votre amie et ainsi de suite-
            Mère - Et vous tenez à m’enlever mon fils?
            2me policier - C’est décidé, madame. Lisez l’arrêté!
            Il lui tend un papier. La Mère ne la prend pas.  Elle recule dans un coin la main sur le cœur.
            2me policier - Et maintenant l’enfant où est-il?
            Julie (Montrant la porte) - Là-dedans.
            2me policier - Préparez-le aussi vite que possible! Nous sommes pressés. Des sous-vêtements, cela suffit.
            Julie va préparer l’enfant.
            1er policier - Je regrette beaucoup, madame. Mais il faut l’accepter: Les enfants appartiennent à la patrie plus qu’à nous. Il faut se consoler! D’ailleurs vous avez le droit de lui rendre visite aussi souvent que vous voulez. Et les Dimanches il sera à vous.
            Silence pesant. Julie rentre avec l’enfant et une petite valise à la main.
            Julie - Des sous-vêtements, des mouchoirs, quelques serviettes, des chaussettes, des chemises et deux costumes. Ça suffit?
            1er policier - C’est déjà trop, madame! Peut-être va-t-on vous retourner tout ça. Il y aura là-bas tout ce qu’il lui faut.
            Fils (Courant vers la Mère) - Maman, on va jouer les soldats dans une école patriote; tu permets que j’y aille?
            La Mère sourit et semble ne rien comprendre. Julie tire le garçon par le bras et le pousse légèrement vers la sortie, où l’attend le 2me policier.
            2me policier - Allons-y, mon gars! Tu verras de belles choses là-bas. Tu apprendras un exercice étrange: Tu apprendras à ne plus respirer! De jour en jour tu auras besoin de moins en moins d’air, comme les poissons!
            Fils - Et les microbes ne respirent pas. Ils vivent dans l’eau.
            2me policier - Voilà...
            Fils - Je prends ce livre avec moi. Il paraît qu’il y a des contes réels.
            2me policier - Là où tu vas, on te donnera des livres plus réels.
            Fils - C’est vrai?         
            2me policier - Ah! Oui...
                        Il sort en discutant avec l’enfant.
            1er policier - Il faut patienter, madame. C’est dur, d’accord. Mais... (Un temps) Au revoir.
            Il sort
            Julie - Moi, je m’en vais aussi. Je vais chercher mes affaires. Je reviendrai ce soir.
            Elle sort derrière les policiers. La Mère recule éperdue vers la sortie. Brusquement elle se ressaisit.
            Mère (En montrant Pierre du doigt lui dit d’une voix pas très haute, mais terrible) - C’est toi qui as fait ça! Que Dieu te punisse!!!
            Elle sort.
           
                                                      SCENE X

            La maîtresse (Après une petite pause) - Nous avons fait coup double! Eh nous voilà seuls, nous deux!.. Tu ne parles pas? Tu as avalé ta langue? Est-ce que tu es touché par les malédictions de la vieille?
            Pierre - Il me paraît pourtant qu’on a dépassé toute limite.
            La maîtresse - Comment  a-t-on dépassé toute limite? La maison est suffisamment grande pour tous. (Elle ouvre la fenêtre). Quant à l’enfant, je ne crois pas qu’il souffrira. Il deviendra un homme d’autorité. Mais qu’est-ce qu’il disait ce flic idiot à propos de la respiration?
            Pierre - Il s’agit d’une conception géniale de notre président. Il est grand temps que les hommes apprennent à économiser leur respiration. Et il faut pour cela commencer à s’exercer de bonne heure.
            La maîtresse - Comment cela?
            Pierre - On fera des exercices assidus de limitation progressive de la respiration. La première semaine on apprendra à garder sa respiration pendant une minute; la seconde une minute plus quelques secondes, et ainsi de suite. On apprendra à respirer imperceptiblement; juste pour vivre biologiquement. Une sorte de Yoga qui renforce terriblement la volonté.
            La maîtresse - Mais sans respiration!.. Avant on disait qu’il fallait respirer le plus profondément possible, à pleins poumons, et il paraît que l’on peut éviter beaucoup de maladies comme ça, et même les guérir; aujourd’hui on nous conseille le contraire!
            Pierre - On ira à l’encontre de la biologie! C’est une conception vraiment géniale!
            La maîtresse - Une absurdité pareille tu l’appelles géniale toi?
            Pierre - Tais-toi, ma pauvre, si tu veux garder ta tête! Car notre président-
            La maîtresse - Ah, a moins c’est un homme! Tandis que toi, tu as eu peur des malédictions de la vieille! Il s’en est fallu de peu qu’elle... Mais, dis, c’était vraiment ton idée de se débarrasser de l’enfant?
            Pierre - Ouf! Mon Dieu! Sa bonté et le respect qu’elle m’inspirait, tout ça me portait sur les nerfs! J’avais besoin de me fâcher, moi, de haïr! Elle me privait de tout cela. Son existence pesait sur moi comme un lourd fardeau. En plus, elle voulait que son enfant suive ses traces!
            La maîtresse - Au fond donc tu n’estimes qu’elle! Et si j’ai bien compris, tu veux m’avoir uniquement pour pouvoir te fâcher et haïr quelqu’un!   
            Pierre - Si tu sais servir à autre chose, dis-le moi!..
            La maîtresse - Tu es un gros cochon!
            Pierre - Et toi une petite putain!
            La maîtresse - Tu es un criminel sans remords!
            Pierre - Ah! Quant à cela, tu me dépasses...
            La maîtresse - Oh, tu es!... Ouaaaaaa!!!
            Elle commence à hurler furieusement. Lui, la calme. Il lui déboutonne son corsage. Elle lui tape la main. Elle se lève. Lui court après elle. Elle ouvre le bar et prend une bouteille. Elle la débouche et boit au goulot. Il la suit en haletant. Elle lui donne à boire. Tandis que lui boit, elle lui dit :»Qu’est-ce qu’elle fait maintenant, elle en haut?». Lui, hausse les épaules. Elle lui prend la bouteille. Lui, colle ses lèvres sur son cou et il la caresse tout le long de son corps. Il insiste.  
            La maîtresse - Mais non! Laisse-moi!.. Rentrons!..
            Pierre - Non! Je veux ici! Ici et maintenant!
            La maîtresse (En s’abandonnant à ses mains) -Quel homme!
            Les lumières  se tamisent. On entend par la fenêtre l’air militaire; puis la voix:»Nous prévenons encore une fois les citadins que leur santé est en danger! Respirer trop est dangereux, car l’atmosphère est polluée! On vous conseille de dormir le plus possible, car celui qui dort n’a pas besoin de beaucoup d’air. On vous conseille les narcotiques qui ralentissent la respiration. Vous trouverez tous les renseignements possibles dans un livret qui vous sera offert gratuitement, sur simple demande. Qui suit les indications, n’a rien à craindre. Soyez calmes et tranquilles! Ne respirer pas profondément! Pendant que vous dormez, la loi vous surveille».
            On entend ensuite l’air militaire. Les amoureux se lèvent et dansent quelques figures de tango aux sons de la fanfare, le visage tourné vers les spectateurs. Ils s’immobilisent en une figure.

                                                   RIDEAU

            La musique continue quelques minutes après le baisser du rideau.




                                             DEUXIEME ACTE
            Premier étage. Un salon semblable à celui du premier acte; seul le mobilier diffère sensiblement.
           
                                                     SCENE I

            La Mère seule dans le salon arrange les fleurs; Julie entre sans frapper. Derrière elle, entrent deux porteurs. La Mère ne se retourne pas. Julie reste une minute indécise.
            1er porteur - Et alors! Qu’est-ce qu’il faut transporter?
            Julie lui fait signe de se taire.
            Julie - C’est-à-dire que... voilà, madame, nous avons dit que vous, une femme seule, à quoi vous servent tant de meubles? Ça doit vous prendre du temps pour nettoyer tout ça. Cette petite table, par exemple, et la chaise... Ça vous gêne de les porter en bas? Non? En bas on a besoin de ça, tandis que vous...
            La Mère ne se retourne pas et ne répond pas. Julie reste un moment embarrassée; puis hausse les épaules et montre aux porteurs la chaise et la petite table.
            Julie - Prenez ceci!
            1er porteur - Nous sommes ici pour transporter; pas pour voler!
            Julie - Vous êtes payés pour transporter; pas pour juger!
            2me porteur - Car l’atmosphère est polluée! (A la Mère) N’est-ce pas, madame? (Il prend la chaise. Julie lui tend une deuxième chaise).
            1er porteur (Prenant la table) - Respirer trop, c’est dangereux!
            2me porteur - C’est inquiétant: on n’entend plus les haut-parleurs!
            1er porteur - Ils préparent  le grand coup...
            Ils sortent. La Mère prend un livre sur la table et elle le feuillette.
            Julie - Si je prenais cette étagère... Qu’est-ce que madame lit? (Elle approche). Puis-je voir? (Elle lui arrache le livre des mains). Photos de fleurs... (Elle ferme le livre et le dépose sur la table. Elle prend un autre livre). Et ce bouquin qu’est-ce que c’est? (Elle feuillette le livre). Sentimentale? Vous pouvez sans doute le garder, quoiqu’il ne convient pas tellement à votre âge. (Elle prend un troisième livre). Mais ça a l’air d’un «policier». Ça peut vous monter à la tête... Pourtant... je ne sais pas. Je vais demander à monsieur, et je vous répondrai. Mais je le prends pour le moment. (Elle s’éloigne de la table) Mais vous pouvez peut-être m’aider à tirer cette étagère! Ah, comme vous me fatiguez, moi, une femme malade! (Elle tire l’étagère. Elle s’arrête. En voyant les clés:) Ah! Voilà les clés de la maison... (Elle va et les prend; elle les met dans sa poche). Si madame voulait m’aider...
            La Mère tire l’étagère avec Julie jusqu’à la sortie.
            Julie - Merci, madame. Vous êtes très gentille. Je vais leur dire que madame est gentille et qu’elle nous a aidés.
            Les porteurs reviennent
            1er porteur - Vous êtes costaud, madame!
            Julie - C’est madame qui m’aidée.
            2me porteur - Vite fait et bien fait!
            Julie - Et attention aux murs!
            Les porteurs sortent en emportant l’étagère. La Mère prend une photo et la regarde. Julie se retourne. La Mère dissimule vite ses mains derrière son dos.
            Julie - Mais qu’est-ce que vous cachez, madame?.. Madame ne veut pas me dire ce qu’elle a caché dans son dos?.. Et pourtant je serais peut-être obligée.. (Elle approche d’un air menaçant. La Mère recule). Si madame voulait me dire ce qu’elle a caché! (Elle approche d’un air décidé) Ah, pardonnez-moi, mon Dieu, mais je dois le faire, parce que vous êtes capable de faire des folies!.. (Au dernier moment la Mère, reculant encore, lui tend la photo).
            Julie  (Prenant la photo) - Mais, dites, c’est la photo de votre fils! Et pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt? Je croyais que vous cachiez une arme... Alors le monde dira qu’on vous tyrannise!.. Pourquoi regardez-vous votre fils sur les photos et n’allez-vous pas le voir? Vous m’étonnez! On vous a dit que vous pouviez le voir souvent, chaque jour ou presque... Vous n’êtes pas prisonnière ici. Vous avez le droit de sortir quand vous voulez, accompagnée bien sûr, pour votre sécurité. Et maintenant je vais descendre leur demander de votre livre.
            Elle sort emportant une chaise. Les porteurs reviennent.
            2me porteur - Ouf!
            1er porteur - Ouf! Quoi?
            2me porteur - L’été est encore loin, et l'hiver il y a trop de travail...
            1er porteur - Sacre Georges, toujours des blagues!
            2me porteur - Moi, voyez-vous, je suis électricien, lui, maçon.
            1er porteur - Et maintenant nous sommes chômeurs.
            2me porteur - Sans le droit de manifester!
            1er porteur - Ah, les beaux temps de la sainte Grève!
            2me porteur - Quel luxe!
            1er porteur - Quelle passion!
            2me porteur - Et quelle fierté!
            1er porteur - On est quelqu’un quand on manifeste!
            2me porteur - On est un homme!
            1er porteur - On est soi-même!
            2me porteur - On est triste et insolent!
            1er porteur - On est battu, mais on se bat!
            2me porteur - On hait tout le monde!
            1er porteur - On se hait soi-même!
            2me porteur - On hait  la manifestation!
            1er porteur - Moi, je marchais en avant; je bousculais le monde et je cassais la gueule de n’importe qui!
            2me porteur - Les journalistes venaient nous photographier.
            1er porteur - Ils nous criaient:»tapez! Hurlez!».
            2me porteur -... Comme cela les photos seront mieux réussies.
            1er porteur - Et nous, nous tapions et nous criions furieusement et  nous agitions nos banderoles et nos panneaux!
            2me porteur - Les flics qui nous accompagnaient ne voulaient pas intervenir.        
            1er porteur - Car ils savaient que nous avions raison.
            2me porteur - Que nous avons le droit d’être des hommes!
            1er porteur - Des êtres humains fiers et malheureux!
            2me porteur - Ils reconnaissaient que celui qui est battu a le droit d’exprimer sa colère.
            1er porteur - Ainsi nous arrivions à donner quelques faibles coups.
            2me porteur - En échange de ceux que nous avions reçu pendant notre vie entière.
            1er porteur - Mais maintenant les coups viennent d’un seul côté!
            2me porteur - On nous écrase comme des vermines!
            1er porteur - A l’aide d’autres vermines.
            2me porteur - On va nous rationner même l’air que nous respirons!
            1er porteur - On va nous étouffer!
            2me porteur - Avez-vous entendu dire cela?
            Julie revient.
            Julie - Tenez, voilà votre livre! Monsieur vous le renvoie. Il a dit qu’il n’est  pas subversif, sauf les dernières pages qu’il a déchirées. Seulement il vous demande de lui envoyer les boutons de manchettes de votre père, ceux que vous gardez dans votre cassette. Il veut les mettre une seule fois. Puis il vous les rendra... Et vous savez bien que monsieur n’a qu’une parole.
            La Mère sort par une porte latérale. Julie enlève différents objets suspendus aux murs, disposés sur la table, etc. les met dans un grand sac de nylon.
            Julie (S’adressant brusquement aux porteurs) -Et vous, qu’est-ce que vous faites?
            1er porteur - Nous prévenons les citadins que leur santé est en danger!
            2me porteur - Le prix du pain est augmenté.
            1er porteur - Car l’atmosphère est polluée.
            2me porteur - J’ai une maîtresse dans le quartier.
            Julie - Vous êtes fous?
            La Mère rentre avec les boutons de manchettes qu’elle pose sur la table sans dire un mot.
            Julie (Mettant les boutons de manchettes dans sa poche) - C’est bien, madame, bravo! Soyez toujours soumise et obéissante! C’est dans votre intérêt et dans l’intérêt de tous. La radio je vous la laisse. On a acheté une télévision en bas. Et puis il faut que je m’amuse, moi aussi. On m’a donc fait cette faveur... (S’adressant aux porteurs) Et vous, pourquoi restez-vous comme ça, la bouche ouverte! Allez! Transportez!
            1er porteur - Mais transporter quoi, madame?
            Julie - N’importe quoi... Les fleurs, par exemple.
            Elle va vers les fleurs. La Mère se lève brusquement et se met entre Julie et les fleurs, tendant les mains pour protéger les fleurs. Julie s’arrête embarrassée.
            Julie - Ça va, ça va. Je comprends. Je vais leur demander. Ah, comme vous me fatiguez, moi, une femme malade!..
            Elle sort en emportant le sac.
            1er porteur - Mais qu’est-ce qui se passe ici? On vous vole, madame, et vous ne dites rien?
            2me porteur - André Kastanis, le premier syndic, est maintenant plus court d’une tête. On lui a coupé les jambes d’un coup de sabre. Lui, disait «merci».
            1er porteur - C’est vrai, les flics ont pris l’avance!
            2me porteur - Les espions de la police sont devenus syndics!
            1er porteur - Koutsoulis et Strapatsas, les vieux syndics somnolent dans un coin du café.
            2me porteur - Le flic marche sur le tapis que le patron déroule sous ses pas; il les bouscule, leur marche sur les pieds. Les vieux syndics avalent leurs insultes. «Dites donc, leur dit le flic, qui c’est que vous insultez? Je vous apprendrai à vivre, moi!» «Mais non, monsieur le flic, répondent les fiers syndics, nous ne vous avons pas insulté.» «Vous en crevez pas d’envie p’t-être? Si vous voulez m’insulter, citoyens, vous gênez pas... momies morveuses, vermines rampantes!» «Mais non, monsieur, au contraire! Nous, nous ressentons un ineffable plaisir quand on nous marche sur les pieds! Et voilà la preuve: marchez encore sur l ’autre pied! Cela nous fait vraiment plaisir!
            1er porteur - Ah, le beau temps de la fierté!
            2me porteur - Des grèves et des manifestations!
            1er porteur - Le temps de la majesté!
            2me porteur - Les marches nocturnes aux flambeaux!
            1er porteur - Et les soirs de la consommation!
            2me porteur - Les audiences du Président!
            1er porteur - Ça n’existe plus!
            2me porteur - C’est fini!
            Julie entre derrière eux.
            1er porteur - Tout le monde attend un miracle.
            2me porteur - Un miracle qui ne vient pas!
            Julie (Ayant entendu leurs dernières paroles) - En attendant vaut mieux changer vos pantalons et mettre des robes!.. Vous avez égratigné les meubles et les murs; je ne vous paie pas!
            1er porteur - Mais, madame!..
            Julie - D’ailleurs vous  n’avez rien foutu.       
            1er porteur - Mais nous avons perdu le temps!
            2me porteur - On aurait pu travailler ailleurs!
            Julie - Et le temps que vous perdez dans les cafés? Tenez! Ça vous suffit! (Elle leur tend quelques pièces de monnaies) Vous n’êtes quand même pas des porteurs professionnels...
            Ils hésitent; puis ils prennent l’argent.
            1er porteur (En sortant) - L’ancienne fierté...
            2me porteur (En sortant) - Les grèves, les manifestations...
            Julie - Il n’y a plus d’hommes! On les vole, on les humilie et eux ne disent rien!.. On m’a dit que vous pouvez garder les fleurs. Au rez-de-chaussée il n'y a plus de place... A propos, quand est-ce que vous pensez sortir pour toucher votre retraite pour me payer? Bien sûr cela paraît injuste, parce qu¿ en bas je sers beaucoup plus que chez-vous. Mais en bas on a beaucoup de frais, tandis que vous, une personne seule... On m’a donc donné ce papier pour que vous le signiez. Dorénavant ce sera moi qui toucherai votre retraite, pour que madame ne se fatigue pas et ne s’expose pas aux dangers de la rue.
            Elle donne à la Mère un papier et un stylo. La Mère signe sans lire. Julie prend le papier et le met rapidement dans sa poche.
            Julie - Bravo! Je vois que madame a commencé à prendre conscience de sa situation. (En regardant autour d’elle). En bas, madame, le salon est devenu une splendeur! Mais ici aussi on dirait qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Je ne sais pas, mais ça me plaît mieux maintenant qu’il ne reste presque plus rien. Ça me rappelle ma maison, au village... Mais il est grand temps que j’aille toucher votre retraite. Soyez bien sage pendant mon absence, hein!
                                                   Elle sort.

                                                  SCENE II

            La Mère s’arrête au milieu du salon. Elle regarde autour d’elle comme perdue; puis elle recule lentement vers le coin, comme si quelqu’un la menaçait. On frappe à la porte. Elle sursaute et lève la main, comme pour se protéger d’un invisible ennemi. On frappe de nouveau. Elle revient à elle et se dirige en hésitant vers la porte d’entrée. Elle ouvre. Un homme se présente.
            Mère - C’est vous, Constantin!
            Constantin - Oui, Sarah, c’est moi. Vous voyez, j’ai eu du courage... Etant donné que votre mari, votre ex-mari... Mais vous me paraissez inquiète! J’espère que je ne vous ai pas fait peur... Peut-être que l’heure n’est pas convenable...
            Il fait comme s’il voulait partir.
            Mère - Mais non, mais non, mon cher ami, je vous en prie, restez! J’avoue qu’en ce moment je suis un peu bouleversée.
            Constantin - Eh! bien, en ce cas...
            Mère - Entrez! Votre présence me fait du bien. J’ai besoin d’un ami.
            Constantin - Merci.. Depuis que  j’ai ouvert ce magasin à côté de chez-vous, je songeais à vous rendre visite. Mais Pierre, voyez-vous... Enfin.. Voilà, je vous ai apporté un petit cadeau. (Il pose sur la table un paquet). Quelques disques de musique sérieuse. Voulez-vous en écouter un? (La Mère paraît embarrassée) Est-ce que vous avez un pick-up? Je crois que la musique vous tiendra compagnie. C’est une bonne consolation.
            Mère (Avec hésitation) - J’écouterais pourtant avec plaisir un bon disque. Mais vous savez...
            Constantin - C’est dommage que je n’ai pas apporté un pick-up... Dites-moi, est-ce que je vous fatigue?
            Mère - Mais non, mais non!
            Constantin - Je sais que je ne suis pas un compagnon tellement agréable. Malgré mon âge et mon expérience, je suis toujours mauvais psychologue. La preuve c’est que je suis encore... célibataire. Autrefois, je n’étais pas digne d’une femme sérieuse, et quand je suis devenu sérieux, les femmes ne voulaient plus de moi.. D’ailleurs ma vie n’a pas été tellement stable. J’ai quitté mon travail de bureau pour ouvrir un magasin de mode, puis de disques...
            Mère - Vous cherchiez à mieux faire.
            Constantin - C’est vrai. Je voulais me prouver à moi-même que j’étais capable de faire mieux. Et je crois bien que cela était une noble ambition ...Je pense d’ailleurs transformer mon magasin en magasin de confection, car ce sont les hommes qui gagnent l’argent, mais ce sont les femmes qui le dépensent! (Il rit seul) Ah, si j’avais un magasin plus vaste, le rez-de-chaussée de votre maison, par exemple! Je pourrais faire un magasin important. On ne gagne plus assez avec les disques. De temps à autre on nous envoie des listes entières de disques interdits, qu’il faut détruire sans aucun dédommagement! (En regardant autour de lui) Mais qu’est-ce qui se passe ici? La pièce est vide! Les murs sont nus!
            Mère (En le regardant fixement) - On a chargé la bonne de tout enlever.
            Constantin (Un peu légèrement) - Incroyable! (En regardant une photo sur la table) C’est votre fils. Quel bel enfant, mais quel petit diable! Un jour il soutenait qu’il y avait une fausse note dans le disque. Aussi, j’ arrête le pic up...
            Mère - Constantin, on m’a pris mon enfant!
            Constantin - Oui, je sais... Est-ce tellement terrible? On sait que beaucoup de parents les y envoient de leur plein gré. Il n’est pas le premier ni le dernier...
            Mère - Constantin, on m’a pris mon enfant, la seule chose qui me restait au monde! Mon ex-mari est installé dans ma maison avec sa maîtresse!
            Constantin - Oui, je les ai vus en montant. Ils ont laissé les portes et les fenêtres ouvertes et ils se comportent de façon si indécente, qu’il n’est pas permis de le faire même s’ils étaient seuls!.. J’ai pensé leur dire... (La Mère le regarde sérieusement). Mais je n’ai pas le droit, je crois, de me mêler des affaires des autres... Question de liberté... Bien sûr c’est votre maison... Mais n’allez pas me dire que je dois... De quel droit... Aujourd’hui personne ne sait de quel bord politique est son prochain... Il paraît que votre ex-mari a le bras long... Sinon, il ne se comporterait pas si indécemment! Il lui serait facile de dire que je vends des disques interdits!
            Mère - Pauvre Constantin...
            Constantin - Moi, pauvre? Vous m’appelez comme ça, moi? Et qu’est-ce que vous connaissez, vous, de la politique? J’ai des obligations, moi... Je n’ai vexé personne... Je suis obéissant aux lois!..

                                                  SCENE III

            On frappe à la porte. Trois étudiants entrent dans le salon. Constantin sort en  trébuchant.
            1er étudiant (Se précipitant vers la Mère) -Madame, je dois vous dire que mes camarades et moi avons été très touchés par votre épreuve! Cela nous a vraiment bouleversés! Je vous présente mes amis Nicolas et Grégoire.
            2me étudiant - Madame, nous faisons votre connaissance à un moment difficile. André nous parle souvent de vous, et il nous a fait part du respect qu’il a pour vous. Le jour où l’on a pris votre enfant, nous avons suspendu une affiche qui disait : «A bas les oppresseurs! Laissez-nous respirer!» Mais le malheur est que l’on en a arrêté d’autres.
            3me étudiant - Madame, nous sommes venus pour vous dire de patienter. Le temps approche! Cette situation ne durera pas longtemps! Vous verrez! Bientôt nous serons libres!
            2me étudiant - Du courage, madame Sarah! Bientôt votre fils sera libre, et ceux qui ont violé votre maison seront punis comme ils le méritent!
            1er étudiant - La semaine dernière notre président a prononcé un discours, c’était un vrai monument d’incohérence!
            2me étudiant - Cet homme est un schizophrène!
            3me étudiant - Demi-fous ou bouffons, schizophrènes ou vendus, de la gauche à la droite, lui et ses pareils...
            2me étudiant - Ils ne sont que des pions. Ce sont d’autres qui les font monter au pouvoir.
            1er étudiant - Et vous savez comment? Voilà!
            Il s’assied sur une chaise en mettant ses jambes croisées sur la table. Il prend une cigarette et fait semblant de fumer d’un air dédaigneux.
            2me étudiant (En s’inclinant) - Votre très humble serviteur, mon sire! (On ne lui répond pas. En s’inclinant toujours) Monsieur, un grand danger-
            1er étudiant (Sans le regarder) - Qu’est-ce qui vous prend?
            2me étudiant - Monsieur, un grand danger menace ma patrie!
            1er étudiant - Ouf!
            2me étudiant - Monsieur, le capital-
            1er étudiant (Sans le regarder) - Oui, oui, je sais; le capital est en danger. Toujours la même histoire!
            2me étudiant (En s’inclinant) - Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur.
            1er étudiant - Bon, venez de l’autre côté, car je n’entends pas bien de l’oreille gauche!
            2me étudiant (Venant de l’autre côté, en s’inclinant toujours) - Je vous disais, monsieur, qu’un grand danger-
            1er étudiant - Quoi? Venez donc de l’autre côté, car je n’entends pas bien de l¿oreille droite!
            2me étudiant (Venant de l’autre coté) - Votre très humble serviteur, monsieur... Est-ce que monsieur désire que je tire le rideau, car le soleil tombe sur lui?
            1er étudiant - Vous commencez à me plaire; vous avez le sens de la liberté et de l’indépendance que j’ai toujours estimée chez les gens. Mais faites vite, voyons! Je n’ai pas le temps!
            2me étudiant - Je vous disais, monsieur que notre civilisation-
            1er étudiant - Laissez les histoires! Je veux le fond, le fond!
            2me étudiant - Eh! bien, voilà, monsieur: j’ai toujours eu le désir irrésistible de jouer le rôle du bouffon devant mes compatriotes, comprenez-vous?
            1er étudiant (Avec intérêt) - Parfaitement. Continuez!
            2me étudiant - Et comme le rôle du bouffon s’associe bien à celui du protecteur de la patrie, par conséquent du capital, par conséquent de votre argent, par conséquent de notre civilisation occidentale-
            1er étudiant - Parfait! Et qu’est-ce que vous attendez de moi?
            2me étudiant - Votre permission.
            1er étudiant - Permission accordée! Après?
            2me étudiant - Eh! bien... Un peu d’argent, un tout petit peu.
            1er étudiant - De l’argent pour un rôle de bouffon? C’est trop quand même!..
            2me étudiant (En s’inclinant) - Votre humble serviteur, monsieur. C’est que je vous vends tout ce que j’ai, même mon pantalon...
            1er étudiant - Vous m’amusez. On peut essayer. Mais pas de bêtises, mon cher bouffon, pas trop de bêtises; sinon vous serez remplacé par un bouffon plus rusé! Et maintenant partez! (Il baille).
            2me étudiant - Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur. Je vous vends même mon pantalon...
            3me étudiant (Accentuant ses paroles) - Notre époque n’est pas absurde! Ce sont des gens comme ça qui lui donnent une teinte d’absurdité!
            1er étudiant (En se levant) - On aboutit toujours à l’absurdité. Seulement maintenant on connaît les causes...
            3me étudiant (En regardant sa montre) - Ouvrez la radio! C’est l’heure d’écouter le grand bouffon lui-même!
            Le 2me étudiant s’approche de la radio et la met en marche.
            3me étudiant - Je me souviens de la fierté des profs, quand on les a ravalés publiquement!
            1er étudiant - Oui, mais n’oublions pas le charme secret d’être traité avec ignominie!
            La radio craque. On entend quelques phrases des diverses émissions; puis on entend des «hourras» et des «vivats»; puis une voix traînante et pleine de haine.
            La voix -... Car notre nation a toujours été malade! Nous sommes nerveux, égoïstes, trop nationalistes, alors que les barrières des nations sont supprimées, et prêts à vendre notre pays, à n’importe qui et à n’importe quel prix! Voilà pourquoi nous nous trouvons aujourd’hui sur la planche anatomique! (Une voix :»Vive l’armée!». D’autres voix :»Vivat! Vivat!» Fanfare) Puisque les autres ont gaspillé toutes les ressources de la nation, nous devons faire des économies! L’exemple caractéristique d’ancien gaspillage effréné est la consommation de l’air public et de l’air privé sans réflexion ni distinction! (Une voix «Hourra». Un étudiant: «Encore!»). Tous  consommaient sans réflexion ni distinction l’air public des parcs et des campagnes, de la mer et des trottoirs en descendant sur les trottoirs pour insulter et provoquer, et cela on l’appelait la liberté! («Vivat! Hourra!») Et cette dépense aboutissait en vain, sans aucune économie, au détriment de la patrie et du progrès; l’air est infecté, souillé, impur, totalement, partiellement, à cause de la consommation effrénée. («Vivat!») Or, dès aujourd’hui nous décidons, nous contrôlons, par conséquent nous rationnons la consommation de l’air public et privé («Vivat!») Chacun de nous aura autant d’air qu’il lui sera nécessaire pour vivre, sans gaspillage bien sûr et sans halètement. («Hourra!») Nous procédons au contrôle de l’air à l’aide d’aéromètres qui mesureront la quantité d’air strictement nécessaire pour chacun de nous! («Vivat!») Cette réglementation est jugée nécessaire pour l’existence de la nation et de la police! (Plusieurs voix :»Hip hip hip, hourra!». La fanfare joue l’hymne nationale. On ferme la radio).
            1er étudiant  - Encore un discours monumental!
            2me étudiant - Mais si j’ai bien compris, on propose de nous rationner l’air que nous respirons!
            3me étudiant - Tu as des oreilles très fines...
            2me étudiant - Mais c’est comique. Je n’ai jamais entendu une chose pareille!
            1er étudiant - C’est l’aboutissement logique du fait que l’on nous demandait d’économiser notre respiration.
            2me étudiant - Et comment peut-on vivre sans air?
            3me étudiant - On nous en laissera un peu, juste pour vivre biologiquement...
            1er étudiant - Mais l’homme sans oxygène devient malingre et rachitique!
            3me étudiant - Voilà exactement ce qu’ils veulent. Si les autres restent nains, eux passeront pour des géants!
            2me étudiant - Mais c’est la mort morale de tout un peuple!
            3me étudiant - Et alors?
            1er étudiant - Mais comment tout cela est-il possible?
            3me étudiant - Comme l’étaient tant d’autres choses... Mais qu’est-ce que ces «aéromètres»?
            2me étudiant - Je ne sais pas. J’en entends parler pour la première fois; bien qu’en aérodynamique il y ait les gazomètres...
            3me étudiant - Et toi, docteur, qu’est-ce que tu dis?
            1er étudiant - Comment veux-tu que je sache? Il s’agit probablement d’une invention nouvelle.
            3me étudiant -... Ou bien d’une invention ancienne baptisée autrement...
            2me étudiant (Ouvre un dictionnaire et lit en vitesse) - Levez-vous! Nous allons entendre ce que dit saint Larousse: Air, fluide gazeux qui forme l’atmosphère. L’air pur est profitable pour la santé... Par extension : Ambiance, milieu... Courant d’air. Coup d’air. Prendre l’air. Changer d’air... Jouer la file d’air. Etre libre comme l’air... Amen.
            Il ferme le dictionnaire. Le dialogue suivant sera rapide.
            1er étudiant - Feu, terre, air, ce sont les êtres.
            2me étudiant - Feu, air, ce sont les principes.
            3me étudiant - Air est dieu.
            1er étudiant - On est air.
            2me étudiant - On pense grâce à l’air.
            3me étudiant - L’homme et les autres animaux vivent d’air.
            1er étudiant - Fonction principale de la respiration c’est le transport de l’O2 par le sang et le rejet du CO2 lors de la respiration.
            2me étudiant - Mécanisme de la respiration:
            1er étudiant - La respiration s’effectue rythmiquement sans l’intervention de la conscience. Le diaphragme et les muscles latéraux se contractent énergiquement pendant l’inspiration, tandis que l’expiration est indépendante de toute contraction musculaire.
            2me étudiant - Hypoxie :
            1er étudiant - Quand la quantité d’O2 qui entre par minute dans les poumons est inférieure à la normale.
            2me étudiant - Conséquences:
            1er étudiant - diminution de la quantité d’oxygène contenue dans le sang. Augmentation de la quantité du CO2 oxydation respiratoire.
            2me étudiant - Asphyxie :
            1er étudiant - Ralentissement, puis arrêt de la respiration.
            2me étudiant - Description:
            1er étudiant - Pendant l’asphyxie, le premier organe atteint est le cerveau. La respiration peut être suspendue sans dégâts importants de deux à trois minutes. Puis suivent des mouvements respiratoires violents et irréguliers, où l’inspiration prédomine. Pendant la troisième phase survient la perte de sensation, accompagnée de spasmes généraux et de mouvements expiratoires spasmodiques d’une à deux minutes. Les légions du cerveau sont maintenant plus ou moins irréversibles. Après quelques secondes de calme -pendant la phase finale- l’inspiration devient plus faible, plus rare, enfin elle s’arrête. Néanmoins le cœur, même après l’arrêt de la respiration, continue à battre, les battements devenant de plus en plus irréguliers; après plusieurs intervalles prolongés, lui aussi, cesse de fonctionner.


                                                   SCENE IV

            Entrée brusque de Julie.
            3me étudiant (Dès qu’il l’a aperçue, et tandis qu’elle parle à haute voix) - Aérodynamique, aérographie, aéronautique, aéromécanique, aérométrie.
            Julie (En même temps que lui) - Mais qu’est-ce que vous faites ici? Et vous, madame, vous m’aviez promis que vous seriez sage! Pourquoi avez-vous invité tous ces jeunes gens? (S’adressant aux étudiants) - Et vous, vous n’avez pas honte du faire des visites à une heure pareille? Madame est malade, et il faut qu’elle se repose!
            2me étudiant - Aérostation, aérostatique, aérosondage, aéroscopie, aérologie.
            1er étudiant - Aéroplane, aérodrome, aérogare, aéroport, aérostat.
            Julie - Mais qu’est-ce que vous racontez là? Moi, je vous dis que vous gênez madame, et que je serais obligée-
            3me étudiant - Aéronautique, aéromodélisme, aérothermique, aéronaval.
            1er étudiant - Aération, aérateur, aérifère, aérosol, aérophyte, aérobie, aérothérapie, aérophobie, aérocolie, aérophagie. (Il respire et continue). Aérolithe, aéromoteur, aéronef, aérofrein, aérophone, aérostathmion, aérotone, aéromètre, aérotropisme, aéroxydose.
            Julie (Tandis que les étudiants continuent) -Ah, mon Dieu! Ils sont vraiment sourds! Ils m’obligeront à demander du secours! Ah, ma bonne dame! Pourquoi avez-vous fait ça? Pourquoi leur avez-vous permis d’entrer ici?
            Les étudiants reculent vers la sortie en continuant leur jeu.
            2me étudiant - Air: Mélange gazeux de composition constante à l’état pur, inodore, incolore et transparent sous une faible épaisseur.
            3me étudiant - L’air de la mer; l’air vicié de la chambre; j’ai besoin de prendre l’air; le médecin m’a recommandé de changer d’air; pas un souffle d’air.
            2me étudiant - La duchesse de Bourgogne avait un grand air; un petit air de doute et de mélancolie.
            3me étudiant (Vers Julie qui est prête à crier) - Madame a un air très gentil. Ce collier aérien lui va très bien.
            Julie - Et vous, vous avez l’air terriblement hardi!
            2me étudiant - Madame doit s’habituer à nous, car elle nous reverra bientôt! La fois prochaine nous apporterons un appareil photo pour la photographier! N’est-ce pas, André?
            1er étudiant - Oui, bien sûr, des photos en couleur.
            Julie - Je n’ai pas besoin de photos. Je suis moche, moi!
            3me étudiant - Vous, moche! Qu’est-ce que vous dites, madame! Ces lèvres rouges!
            Julie - Dehors, petits baratineurs! (Elle les repousse vers la sortie. Les étudiants sortent en riant. Elle ferme la porte). Mon Dieu! Quels drôles de types! S’ils me trouvaient toute seule!.. Et ils avaient un air!.. Mais vous aussi, madame, vous êtes changée. On dirait que vous avez retrouvé votre air... Mais qu’est-ce qu’ils racontaient ces fourbes? Bien sûr madame ne me le dira pas, mais que Dieu vous préserve de ces menteurs! Des types comme ça ont suspendu un panneau qui disait -ah, que Dieu nous préserve!






                                                   SCENE V

            Tumulte dans l’escalier qui conduit à l’entrée. Plusieurs mains à la fois tapent à la porte. Julie ouvre. Apparaissent trois à quatre têtes. Julie essaie de refermer la porte, mais on la pousse violemment. Entrée d’une famille entière de paysans chargés de sacs, de valises et de paquets.
            Julie (Criant) - Mais qui êtes-vous? Vous êtes fous? Qu’est-ce que vous cherchez ici?
            Les paysans circulent ici et là. Un paysan âgé lui explique.
            1er paysan - C’est-à-dire que nous, nous sommes des parents au m’sieur d’en bas. Ma fille voulait terminer ses classes en ville, et l’autre est fiancée; et son fiancé va trouver du travail ici, en ville. On a donc écrit à m’sieur s’il connaissait une maison à louer, ici, en ville. Et il nous a répondu qu’il nous acceptait dans sa maison, et même sans loyer! Nous lui donnerons seulement une partie de nos produits et un de nos champs lui appartiendra au bout d’une année, ce qui est peu pour nous, car nous en avons assez de cultiver les champs. Et il nous a promis de nous trouver du travail. M’sieur est charitable et protège les pauvres! Il nous a dit encore que sa femme pouvait aider ma fille en mathématiques...
            Julie - Mais monsieur a divorcé depuis trois mois!
            1er paysan - Divorcé?.. Il ne nous a pas dit cela... Alors quelle est la femme d’en bas?
            Julie - Sa future femme.
            1er paysan - C’est-à-dire la maîtresse. (En montrant la Mère) Et celle-ci qui c’est?
            Julie - Son ex-femme.
            1er paysan - Et qu’est-ce qu’elle fait ici?
            Julie - Mais la maison est à elle!
            1er paysan - Quoi? La maison est à elle!
            Julie - Oui, à elle.
            1er paysan - Est-ce que la moitié de la maison est à m’sieur?
            Julie - Non, pas que je sache.
            1er paysan - Alors les choses se compliquent... Mais la dame d’en bas nous a dit de monter ici, et m’sieur est d’accord. Donc nous ne bougerons pas d’ici! Vient nous chasser qui veut!
            Julie - On va voir!
            Elle se précipite sur une paysanne, mais les autres paysannes, réunies, la repoussent.
            Julie (En reculant) - Bon, restez pour le moment, mais on se reverra! Je descends voir monsieur!
            Elle sort. Entre-temps les paysans bouleversent le salon.
            Un paysan - Ce coin est à moi!
            Un autre - Moi, je veux être près de la fenêtre!
            Un autre - Mon Dieu! Il a fait pipi pour que l’on ne lui prenne pas le coin!
            Un autre - Tu n’as pas honte?
            Un autre - Voilà un clou! (Il suspend au mur un grand sac).
            Un autre - Au secours!
            Un autre - Ah, voilà un journal! (Il le prend et lit à haute voix).
            Un autre - Ta gueule!
            Un autre - Tu es dégueulasse!
            Ils se disputent, ils se repoussent. On ouvre la radio, on la referme.
           
                                                     SCENE VI

            Julie revient deux tableaux à la main.
            1er paysan - Alors, qu’est-ce qu’il a dit?
            Julie - Eh! bien, monsieur a dit que vous pouviez rester ici provisoirement, jusqu’à ce qu’il sache ce qu’il va faire de vous. Monsieur, comme vous savez, est très charitable; c’est pour cela qu’il vous a invité, malgré le fait qu’il n’y avait pas de place pour vous. Et maintenant il ne peut pas vous jeter dans la rue... Mais il ne faut pas faire de bruit, parce que ça le gêne. En ville on peut pas marcher sur la tête des autres! Il vous faut aussi monter doucement l’escalier! Vous entendez? (Excepté le paysan âgé, personne ne lui prête la moindre attention.) Moi, j’ai dit ce que j’avais à vous dire. Tant pis pour vous, si vous ne m’écoutez pas!
            1er paysan - Mais on vous écoute, madame; nous sommes tout oreilles!
            Julie approche du mur du fond, elle décroche et rejette le sac. Elle suspend à sa place un tableau macabre: une tête humaine dont la moitié de l’encéphale est découverte. Les paysans la suivent embarrassés. Symétriquement, elle suspend un autre tableau semblable. Les paysans commencent à faire des grimaces devant les tableaux: ils tirent la langue en se tirant les oreilles, etc.
            Un paysan - Des fantômes!
            Un autre - Dis plutôt des revenants!
            Julie (En se retournant brusquement) - Ah, mon Dieu! Qu’est-ce que vous faites là? Vous vous moquez des tableaux de monsieur?
            Un paysan - Et ce sont à monsieur ces-
            Les autres le regardent de travers.
            Julie - Oui, ils sont à monsieur. Monsieur était peintre quand il était jeune.
            Un paysan - Peintre?
            Julie - Oui, peintre!
            Les paysans regardent les tableaux avec respect.
            Un paysan - Je vous disais, moi, que ces tableaux sont d’une grande valeur! Voyez-vous, cette figure-là est un peu farouche; mais elle ressemble à Jésus Christ! Lui aussi était farouche, car il avait toujours affaire avec des criminels!
            Julie - Je ne sais pas à qui il ressemble, mais je vous répète qu’ils sont à monsieur et qu’il vous faut les respecter, car monsieur vous garde ici, alors qu’il pourrait vous chasser!
            Une paysanne - Mais dites, madame, nous ne savions pas qu’ils étaient à m’sieur. Maintenant que nous le savons, nous admirons leurs qualités!
            Un paysan (Un chauve imbécile aux airs de lutteur) - Moi, ce m’sieur, je vous l’étrangle comme ça, crac! Comme j’ai étranglé le-
            Deux paysans lui ferment la bouche, tandis que les autres se placent devant lui pour le cacher.
            Une paysanne âgée - Ne l’écoutez pas! Il est fou! Il croit avoir étranglé quelqu’un, mais c’est un autre qui l’a étranglé. Et il est bien possible qu’il se soit étranglé tout seul.
            Une jeune paysanne enlève les bagues et le bracelet de la main de la Mère.
            La paysanne âgée  - Nicole! Qu’est-ce que tu fais là?
            La jeune paysanne - Un tout petit peu, maman. Une seule fois...
            La paysanne âgée - Rends les bagues, vite!
            La jeune paysanne - De grâce, maman! Je ne les mangerai pas! Elle peut rester quelques minutes sans ses bagues. Elle est vieille, elle, alors que moi je suis jeune et fiancée!
            La paysanne âgée - Ton fiancé t’achètera des trucs comme ça!
            La jeune paysanne - Ouais, mon oeil! Si j’attendais après lui!..
            Un jeune paysan - Qu’est-ce que tu entends par là?
            La jeune paysanne - Toi, tu n’es pas capable de m’en offrir!
                        Ils se poursuivent.
            La paysanne âgée - Pardonnez-lui, madame! Elle est très jeune. Elle les a vus, elle n’a pas su résister. Qu’elle les porte quelques minutes, jusqu’à ce que ça lui passe! Vous, en attendant, vous pouvez porter autre chose.


                                                   SCENE VII

            On frappe à la porte. On ouvre. Deux techniciens entrent. A part leurs trousses, ils tiennent deux immenses entonnoirs, pareils aux haut-parleurs des anciens gramophones, et quelques planches.
            Julie - Bon Dieu! Ces fous sont-t-ils aussi avec vous?
            1er technicien - Ferme ta gueule, chérie, sinon je te la casse!
            Julie - Qui es-tu, toi, avec cet air si arrogant?
            1er technicien - Moi, je suis le pouvoir! Compris? Tu n’as jamais entendu parler des aéromètres?
            Julie - D’autres folies encore!..
            2me technicien - Les aéromètres, ma vieille, c’est notre président qui les a inventés! Et si tu oses, répète que ce sont des folies!
            Entre-temps les paysans examinent les entonnoirs.
            Julie - Et qu’est-ce qu’ils font ces entonnoirs?
            2me technicien - Ils mesurent l’air!
            Les paysans rient aux éclats.
            2me technicien - Fermez vos grandes gueules, sinon je vous dénonce à la police!
            Tout le monde se tait.
            Julie (En hésitant) -...Et pourquoi, s’il vous plaît, mesurent-ils l’air?
            1er technicien - Parce que tu avales beaucoup d’air, et ça te gonfle la tête! Si tu savais que tu n’as plus d’air à ta disposition, tu ne braillerais pas comme ça!
            Julie - Comment mesurent-ils l’air?  
            2me technicien - Tu en demandes trop, ma vieille!
            Ils commencent leur travail qui consiste à fixer un entonnoir sur le mur et à trouer le mur pour faire passer le tuyau de l’entonnoir à l’extérieur de la maison.
            1er technicien (En travaillant activement) -Notre président vous met des aéromètres uniquement pour votre bien!
            2me technicien - Vous n’avez pas entendu que l’air est infecté?
            1er technicien - Il ne faut pas trop respirer, ou vous tomberez malades!
            2me technicien - On a fait des expériences minutieuses, pour constater quelle quantité d’air est suffisante pour la santé d’un homme normal.
            1er technicien - Sans gaspillage, bien sûr...
            2me technicien - Ce sont les papiers officiels qui disent tout ça.
            1er technicien - Mais nous sommes obligés de vous informer qu’en réalité l’air qu’on vous laisse est limité.
            2me technicien - Car ceux sur lesquels on a fait les expériences avaient des poumons particulièrement étroits.
            1er technicien - Et puis on a encore diminué cette petite quantité d’air.
            2me technicien - Toujours pour votre bien.
            1er technicien - Alors, il ne faut pas se troubler ni haleter!
            2me technicien - Et tant que vous pouvez, loin des femmes!
            1er technicien- Car l’acte sexuel fait haleter.
            2me technicien - Il faut respirer comme ça: hhhhh
            1er technicien - Doucement, superficiellement, sans hâte.
            2me technicien - Si vous ne voulez pas mourir par asphyxie précoce!
            Un paysan - Mais nous sommes des paysans, nous! Nous avons besoin de beaucoup d’air!
            1er technicien - La loi c’est la loi!
            2me technicien - Vous vous habituerez...
            1er technicien - En plus, on vous conseille de dormir le plus possible.
            2me technicien - D’ailleurs l’émanation de gaz carbonique vous fera somnoler.
            1er technicien - Et quand on dort, vous savez, on n’a pas besoin de beaucoup d’air.
            2me technicien - De plus, si vous pouvez faire plusieurs petits sommes par jour, vous vivrez assez longtemps.
            1er technicien - Pour ainsi dire, l’air qu’on vous laisse ne suffit que pour quelqu’un qui dort tout le temps...
            2me technicien - On vous conseille donc les drogues.
            1er technicien- Qui ralentissent la respiration.
            2me technicien - D’ailleurs dans ce pays les drogues sont la chose la moins chère.
            1er technicien - Vous les trouverez un peu, partout, aux cafés, aux Kiosques des journaux, aux bureaux de la télé.
            2me technicien - Et naturellement aux ministères.
            1er technicien - Où ils sont offerts gratuitement.
            Un paysan - Mais nous, nous ignorons tout ça.
            2me technicien - Vous trouverez des directives et des renseignements dans le bouquin que nous vous donnerons après.
            1er technicien - Et puis, qui le veut peut s’inscrire à des écoles spécialisées.
            2me technicien - Qui vous enseignent à respirer comme il faut.
            Ils ont déjà fixé l’entonnoir au mur et fermé les fenêtres avec des planches croisées.
            1er technicien - Et maintenant il faut régler le mécanisme.
            2me technicien - Combien de gens habitent-ils ici, au premier?
            Les paysans commencent à se compter.
            1er technicien (S’adressant à la Mère) - Et vous, madame, habitez-vous  ici, avec ces gens-là?
            On lui fait signe de se taire.
            2me technicien -Tiens! C’est-à-dire que vous voulez nous tromper!
            1er technicien - Madame n’habite pas ici, mais vous voulez garder pour vous son air!
            Une paysanne - Mais non, m’sieur! Madame habite ici...
            Une autre -... Mais nous avons pensé que peut-être elle ne se plaisait pas ici...
            1er technicien - Nous ne sommes pas idiots, nous!
            2me technicien - Donc, il nous reste sept personnes.
            1er technicien (En réglant le compteur) - Ce compteur que vous voyez, vous indiquera à chaque moment combien d’air il vous reste jusqu’au matin.
            2me technicien - Chaque matin le mécanisme laisse pénétrer dans la chambre l’air public qu’on vous laisse respirer pour la journée et l’aiguille revient d’elle-même a zéro.
            1er technicien  - Dehors, dans les rues, vous circulerez avec des masques spéciaux.
            2me technicien - Remplis de votre part d’air personnel.
            1er technicien - Voilà, dans ce bouquin vous trouverez tous les renseignements utiles! (Il laisse sur la table un petit livre).
            2me technicien - Lisez-le attentivement!
            1er technicien - Si vous avez des morts, il faut prévenir aussitôt notre service, pour limiter l’air!
            2me technicien  - Si vous ne le faites pas, vous serez punis des travaux forcés!
            1er technicien - Si vous touchez le compteur pour l’abîmer ou pour ralentir les aiguilles vous exploserez!
            2me technicien - Et maintenant vos cartes d’identité!
            1er technicien - On va les perforer.
            2me technicien - Comme ça nous serons sûrs que vous êtes servis.
            Les paysans cherchent leurs cartes d’identité et les présentent. Le 1er technicien les perfore. On entend un coup de pistolet. Les paysans, inquiets, se dirigent vers la fenêtre pour voir ce qui se passe.
            1er  technicien - Ne vous inquiétez pas!
            2me technicien - Qui obéit aux lois, est hors de danger!
            1er technicien - Mais pour ceux qui enlèvent les planches et sortent leur tête par la fenêtre pour respirer l’air public, pour ceux-ci notre président a installé partout, sur les toits, aux coins, aux portes, des francs-tireurs, qui tirent sur les transgresseurs! A chaque coup que vous entendez, une tête se brise!
            A ce moment-là la paysanne fiancée sursaute.
            La fiancée - Ahhh!!!
            Son fiancé - Quelle mouche t’a-t-elle piquée?
            La fiancée - C’est lui qui m’a pincé les fesses!
            Son fiancé - Qui ça?
            La fiancée - Celui-là! (Elle montre le 2me technicien).
            Son fiancé - Toi, dindon! Pourquoi as-tu pincé ma fiancée?
            L’idiot chauve - Laissez-moi l’étrangler, comme j’ai étranglé le-
            Les autres paysans lui ferment la bouche et se placent devant lui.
            2me technicien (Reculant apeuré) - Je ne savais pas que mademoiselle était fiancée...
            1er technicien - C’est-à-dire que cet homme a étranglé quelqu’un!
            La paysanne âgée - Mais non, m’sieur! Ne l’écoutez pas! Il croit avoir étranglé quelqu’un, mais en réalité c’est un autre qui l’a étranglé. Et il est bien possible qu’il se soit étranglé tout seul.
            1er technicien - Ça va, ça va... Mais attention! Avec tout ce tumulte et ce trouble, vous avez consommé la majeure partie de votre air!
            Un paysan - Mais alors on va s’asphyxier!!
            Un autre - Qu’est-ce qu’on va faire maintenant!
            Un autre - Je ne peux plus respirer!
            Un autre - De l’air, pour l’amour de Dieu! J’étouffe!
            Un autre - Au secours!
            1er technicien - Taisez-vous! Du sang-froid! Arrêtez et restez immobiles! (Les paysans obéissent). Calmez-vous et cessez de respirer à pleins poumons! Ainsi. Très bien! Si vous pouvez rester comme ça jusqu’au soir, vous aurez beaucoup de chance de survivre... Qui habite en haut?
            Julie - Personne. En haut c’est la mansarde... Pourtant je ne sais pas si madame...
            1er technicien - Oui, bien sûr. Madame ne peut pas habiter ici!
            On entend un deuxième coup de pistolet.
            2me technicien - Encore une tête brisée!..
            1er technicien - Et maintenant il nous faut monter. On se reverra bientôt.
            2me technicien - Dans quelques jours vous recevrez la visite des docteurs spécialistes.
            1er technicien - Qui préciseront si votre air peut être limité encore.
            2me technicien - Il nous faudrait aussi revenir pour régler de nouveau le compteur.
            1er technicien - Car au fur et à mesure que vous vous habituerez, on vous limitera votre air.
            2me technicien - Donc, dès aujourd’hui vous serez sous un contrôle médical continu.
            1er technicien (En accentuant) - Car à partir de maintenant vous êtes tous malades!
                                                    Ils sortent.


                                                  SCENE VIII

            Le paysan âgé (Vers la Mère) - On était mieux au village! Là-bas, bien sûr, nous n’étions rien. Et voilà qu’ici il se passe la même chose! On pince nos filles, sans que nous puissions protester! On nous interdit de respirer, comme si nous étions des bestiaux!
            Un autre - On peut placer un aimant sur le cadran, ce qui empêchera les  aiguilles de marcher si vite!
            Un autre - On peut trouer les murs!
            Un autre - On a oublié les souricières! Les souris sont des êtres vivants. Elles respirent comme nous!
            Un autre - C’est vrai; il faut acheter des souricières!
            Un autre - Il y a beaucoup de fleurs ici!!!
            Un autre - De fleurs?
            Un autre - C’est vrai, les fleurs...
            Ils se regardent indécis.
            Un autre - Et les fleurs respirent-ils aussi ?
            Un autre - Ils sont vivants quoi...
            Un autre - Alors, qu’est-ce qu’on attend? Tuons-les!!!
            Ils se précipitent vers les fleurs, les jettent à terre et les piétinent violemment pendant quelques minutes.


                                                  SCENE IX

            On frappe à la porte. Deux policiers entrent.
            1er policier - Madame Sarah Mondray?
            La Mère recule vers le coin. Julie la montre au policier.
            1er policier - Madame nous sommes venus pour vous porter un dur message: Votre fils, madame, est mort! Mais il vous faut être fière de lui, car c’est un héros! Il a été un des élèves les plus appliqués et il a fait un effort énorme pour s’accommoder aux exigences de la vie future! Mais il n'a pas eu de chance: Aux jeux de la rétention de la respiration, son cœur a brusquement cessé de battre. Il paraît qu’il était cardiaque, et vous ne l’aviez pas déclaré. Donc l’école d’État n’est pas du tout responsable de sa mort!
            On entend une marche militaire, qui continue quelques minutes après le baisser du rideau. La Mère se baisse et prend à la main une fleur piétinée.

                                                    RIDEAU


(à continuer)